Sur la Batte, un matin qu’il neige doucement je revois cet ami dont les cils ont blanchi Il déprime il se plaint de tout et de sa vie du chômage qui dure et des années qui passent en noir et blanc, du sort de ses photographies On est dans le chemin La foule nous encercle ça se bouscule autour Il poursuit sa complainte. Son parapluie se prend aux cheveux d’une fille comme lui d’Italie et leurs rires se croisent Toute la neige glisse et sa tristesse avec : Ils ont des amis communs, peut-être des cousins Ils s’esclaffent ensemble entrelacent deux langues Un soleil sicilien réchauffe les flocons Massimo m’offrira un verre après l’hiver. |
Nous sommes trois debout dans une file indienne attendant que la pharmacienne se libère d’une quinquagénaire en proie à ses démons ménopause neurasthénie et cellulite Nous sommes là qui triturons nos ordonnances toi pour ton viagra, lui pour sa méthadone moi pour un supplément de vitamine D trois hommes que leur vie malmena jusqu’ici La pharmacie est de garde jusqu’à midi Des miroirs trop polis accusent nos profils Un ensoleillement hors saison s’y reflète Le temps est arrêté mais l’ennui veut poursuivre le cours interrompu d’un dimanche d’hiver fatigue, accouplement, solitude et sevrage. |
Tenir la chambre écrire mes poèmes sur le temps qui n’est plus sur l’inconfort d’aimer sur les amis qui n’ont plus tout à fait les mêmes égards à mon endroit depuis que mon bonheur ne passe plus par toi. Me souvenir aussi que nous faisions l’amour dans l’éveil de nos sens en dépit du bon sens. Rester au lit Écouter la Brit pop qui ne vieillit jamais Prendre une cigarette, l’écraser convaincu que fumer le jour nuit davantage que la nuit. |
Tous les poètes font semblant d’être tristes ou d’être gais semblant d’écrire des vers blancs ou rimés si bon leur semble. Quand ils sont gais, ils abordent la vie avec le sourire le vin sans sobriété tristes ils exécrent leur nombril et leurs semblables semblablement exécrables. Les poètes mettent des mots mots qui pleuvent ou qui volent comme ils peuvent et où ils veulent. ça les console d’être poètes mais en surface en vérité ça ne résout pas leurs poèmes. |
« Quelle époque », grogne-t-elle. Le bus n’est pas pressé. Il avance à pas d’ours Lovés sur les sièges du fond, garçons rieurs aux corps graciles, deux ados se roulent des pelles « Quelles moeurs », acquiesce-t-il. Ils sont vieux comme le monde désapprouvent de concert parlent un peu de tout des plaisirs et des jours Elle se rend sur la tombe de son deuxième mari Il va à l’hôpital Peut-être une tumeur Il demande où descendre « C’est l’arrêt juste avant le cimetière », dit-elle Je suis seul à sourire dans ma barbe d’imberbe. |
Si on ouvrait le dimanche matin qu’est-ce qu’on y trouverait ? À coup sûr des croissants peut-être des oeufs frais, des grasses matinées ? des promesses de soleil ? des retours de la messe ? des étreintes suspendues par le rire des enfants ? Est-ce qu’on retrouverait dans les entrailles tièdes d’un dimanche matin les joies acidulées du week-end qui culmine à son humble zénith ? |
Indivisible vie arrête-toi un peu marque une courte pause Regarde-moi comme un ami dont on ne sait plus trop que faire parce qu’il n’a jamais écouté vos conseils Je suis toujours à toi désireux de mieux faire à l’avenir s’il vient Indivisible vie Escorte-moi longtemps partagé mais vivant. |
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| Eboulis oubliés [extraits]
Moi aussi je voudrais avec les blocs de pierres laissés à l’abandon (les souvenirs heureux que tu as mis en tas pour mieux les oublier) construire à l’identique un couple en tout semblable à ce que nous étions lorsque nous étions fiers graves souvent jaloux Que sont devenus les fous rires qui savaient nous prendre la main nos grands projets nos doux délires ont-ils suivi d’autres chemins ? Nous avons l’âge de nos pères et nous ne savons plus aimer Et je voudrais comprendre pourquoi si peu d’années ont érodé les murs fissuré la façade et comment l’habitude a tué les amants comment le pincement au cœur, l’absence amère et le soupçon du pire à chaque instant sans l’autre se sont évanouis éboulis oubliés dans une poussière d’été |
Il y avait un jeu de cartes éparpillé sur le trottoir mouillé à quelques mètres devant chez toi Nous sommes passés en les évitant Tu as monté l’escalier après moi Tu m’as dit Arrête lève un peu ton pied droit et tu m’as montré en riant comme s’il s’agissait d’un augure collé à la semelle de ma basket un crasseux roi de cœur Cela signifie-t-il ? Et pourquoi souris-tu à travers quelles larmes remontées en surface ? |
Elle m’apporte ses poèmes sur lesquels il a un peu plu je lui rappelle ceux que j’aime et ceux qui simplement m’ont plu Elle dit « excuse l’imprimante… » Elle vient de lire Maldoror Elle a une haleine de menthe et prend sa vie à bras-le-corps Je voudrais lire avant l’hiver Le Bateau ivre sur ses lèvres) |
Orgie à la ruine On égorge en cuisine les ogres sont muets Qui leur demande l’heure sur le coup de minuit aura le cœur percé de quatre gousses d’ail puis la tête coupée On égorge en cuisine sans façons, ni regrets sans passion, ni rancune ça se passe entre nous entre gens d’un même monde bâtisseurs du chaos inventeurs de l’espace et malgré tous nos soins ces recettes s’ébruitent et font le tour du monde. |
Et l’on s’en veut d’avoir laissé les heures tout envahir comme de mauvaises herbes entre de vieilles pierres (les heures de sommeil de mensonge et d’ennui les heures dans le passage) Et l’on s’en veut d’avoir été lent et lourd quand il eût fallu laisser le vent soulever notre vie partir sans hésiter sans l’ombre d’un scrupule Aujourd’hui – faut-il encore parler de jour ? – il se fait tard, nos voix nos maisons, nos parcs, nos jardins sont dévastés par l’incurie et la nuit nous en fait reproche Dans la chambre des morts une porte claque aux âmes |
On vous a vus mesurer la lumière On vous a vus danser dans l’oeil de l’engrenage Dessiner au pastel les lèvres d’un tueur Repasser les contours de son portrait-robot On vous a vus sourire à la terre comme au ciel On vous a vus baiser les pieds d’une statue On vous a vus tracer des croquis sur vos mains On vous a vus lancer de lourdes ombres nues à l’assaut des nuages et percer leur blancheur avec vos crayons gras On vous a vus baisser les yeux, détourner le regard de toute nostalgie On vous a vus les mains au fond des poches étreindre des couteaux de marbre On vous a vus numéroter des pierres On vous a vus monter l’escalier invisible qu’on disait transparent On vous a vus cueillir aux branches des cerises On vous a poursuivi mais vous alliez plus vite On vous a vus percer des boîtes aux lettres Retirer les mauvaises nouvelles de la main gauche On vous a vus posé des pierres sur l’arpent On vous a vus semer des jardins sur le toit. On vous a vus sourire. |
Un architecte doit savoir : arpenter mais aussi charpenter, dessiner mais aussi destiner, compter mais aussi raconter intervenir mais aussi inventer créer loin des chantiers battus Un architecte doit non seulement mais aussi ensemble savoir faire des plans et faire des enfants. |
| Alexandre Kosta Palamas [extraits]
Alexandre Kosta Palamas, – c’était un soir de septembre à bord d’un ferry pour la Crète sur le pont-promenade à l’abri de l’embrun – m’incita d’allumer une autre cigarette. Le ciel en immolant l’océan par le feu frappait de cécité la côte chavirée quand j’appris de sa voix sourde et traînant un peu qu’il quittait pour la dernière fois le Pirée. L’espace pour fumer ses jours jusqu’à la cendre le rejetait vers l’île où lassés de l’attendre ses amis seraient morts sous le soleil étroit. Et comme il déroulait le film de ses errances d’Istanbul à Bangkok et de Tyr à Detroit les mots contre la nuit troublaient des transparences. |
Six cents kilomètres de côte accoudée aux balcons d’Afrique, d’Europe et d’Orient, trois miroirs réfléchissent le même corps. Silencieux assis dans la chambre des livres aux murs Marx et le Christ s’ignorent poliment – il tient sur ses genoux l’atlas dont les couleurs lui coulent un destin digne de son prénom. Il grimpe aux échelles des cartes (que reste-t-il à conquérir ? en marge des terres finies, combien d’intervalles encore ?) Dans la blanche Candie un garçon de dix ans embarque chaque jour sur tous les paquebots son île est un oiseau de pierre et son enfance une cage qu’il brisera contre des rêves. |
Je ne suis pas un amant la carte du Tendre m’est de toutes la plus extrême mes doigts sont gourds chaque fois qu’ils l’explorent en surface je suis affecté quand j’aime gauche sinistre et lointain plus qu’à mon tour j’ai rempli ma bouche de faux serments et mes valises de larmes. |
Roue immobile des départs d’est en ouest, jour après nuit, j’ai transporté vos paysages. Les archipels de la mémoire sans que j’aie à tourner la tête creusent votre ombre sous la mer. Je suis d’ailleurs. Qui ne l’est pas ? Le temps se fige sur mes lèvres et brûle tout ce que je tais. (J’avais quinze ans lorsque mon père, refusant de mourir à Chypre, fut exécuté dans Athènes, seize quand d’une fille en noir, je reçus un baiser d’adieu mouillé de promesses d’écrire.) Fuyant pour esquiver mes larmes dans les plis des fuseaux horaires je n’ai semé que des miroirs. Roue immobile des départs nous voici revenus au port et le soleil n’a pas vieilli. |
A Prague sur le pont de pierre un homme dont l’ombre boitait d’une voix comme familière me fit le boniment d’un lieu qu’il nommait immortalité. En me guidant par les ruelles frappant les pavés de sa canne jusqu’au quartier des alchimistes il serrait ma main dans la sienne et son étreinte était glacée. La brume accablait ma jeunesse l’alcool d’airelle ma raison. Si j’avais pu voir son sourire j’aurais compris pourquoi mentait cet homme qui me ressemblait La bouche à mon oreille, il parle de mille ports d’autant de femmes qu’il traverse avec le soleil depuis que sa vie est sans bornes et ses yeux un éclat de ciel. A la lueur d’un réverbère le silence nous sépara. La lune attendait ma réponse et je signai d’une encre bleue un pacte avec la solitude. |
W. Johnson venait d’un pays dont les lois condamnent l’amour des garçons Sur son torse blond étaient tatoués des mots enlacés depuis trop longtemps – J’en ai bu des potions de larmes de sirènes extraites d’alambics aussi noirs que l’enfer – Nu dans son hamac et les joues en feu, il lisait des vers d’un autre William feignant le sommeil, nous l’écoutions dire un trouble inconnu plus lourd que la mer – C’est pour toi que je veille. Ailleurs tu ne dors pas hélas si loin de moi Beaucoup trop près des autres – W. Johnson, voyageur sans soif, ne rougira plus devant aucun livre : il est mort ce soir des coups de rasoir du matelot ivre qu’il voulait aimer. |
Quelque part un oiseau porte mon nom j’ignore combien il peut couvrir d’espace jusqu’aux terres du sud qu’il cherche à rallier quand les hivers l’entourent. Migre-t-il et si c’était moi qu’il tente de rejoindre ? Si parfois déviés de nos itinéraires, nous glissons dans les mêmes courants, son ombre sur la mer mes pas dans les chemins nous servent de boussole. Je connaîtrais son cœur si je savais le mien. |
| Force d’inertie [extraits]
Ça ne vaut pas la peine que je m’use sur l’oeil profond de l’amateur de riens pour ceux que j’aime à poser des écluses le temps défait à peu près tous les liens l’air est vicié de mots et quelle muse mêlerait son fantôme avec le mien je me vois dans les regards qui m’accusent sous chaque pas une ombre se souvient de la parole, de l’arbre, du soir Ils sont debout au milieu de ma vie mais dans quel désordre avec quel espoir je ne veux plus comparaître ni plaire Toute soif bue au goulot de l’envie si je reprends goût c’est à la colère. |
A présent, mes amis que je vis dans les arbres plus de bruit, plus de pleurs Aux feuilles et aux branches je m’exhibe sincère à vous rendre jaloux vous qui me reprochiez ma trop grande pudeur il m’arrive souvent de resonger à nous lorsque enfants nous lisions d’Italo Calvino il barone rampante, et rêvions de bâtir, caché par la forêt de la bêtise humaine, un bungalow où tout serait presque parfait où vivre irait de soi sans lutte ni fatigue deux chambres pour l’amour une pour l’amitié Quand enfin viendrez-vous dans mon vert paradis ? Chaque jour je vous lance une échelle de corde que je ramène au soir couverte d’escargots. |
à Carl Norac J’emporte en voyage deux montres l’une marque l’heure de mon départ l’autre semble indiquer celle de mon retour Vous le savez mieux que moi : Les belles étrangères si accueillantes aux étrangers sont rarement ponctuelles en amour C’est pourquoi j’ignore toujours laquelle de mes montres retarde et pour qui mes fuseaux horaires se déhanchent ainsi que sur des airs de danse. |
Ces quelques gestes quotidiens ces allers jumeaux des retours ces paroles qui n’échangent rien cet emploi du temps inutile (l’ombre est si forte par ici et le vacarme assourdissant que nous ne pourrions même plus distinguer le chant des esclaves des couleurs mates de leur peau) ai-je le droit de proclamer qu’ils donnent du sens à ma vie Ai-je le droit de me corrompre au point de dire à haute voix qu’ils donnent un sens à ma vie ? |
à Jacques Izoard Maison Poésie On procède ici à l’arrestation des ombres Je n’ai dénoncé personne Les jours se sont ouverts sans que j’y prenne garde et répandus sur les bouches du monde comme un poison. Le monde est un trou dans ma tête. Je peux y passer tout un bras puis ramener des images, des mots. La rafle s’est faite On ne proteste guère Pour l’indignation les phrases sont usées et les ombres après tout ne sont pas toute blanches. Arrêt poésie On lève le pied On écrase. |
Ohé du rigoloir entendez-vous nos plaintes ? nous sommes quelques-uns à grincer dans la nuit heimatlos clandestins de la Grande Beauté nous sommes les gisants du placard à côté Notre agonie est lente et l’appétence dure aussi longtemps que l’oeil est debout dans le corps (un ange à pile ou face a conquis sa catin, il retire ses ailes avecque sa chemise et s’offre du plaisir pour quatre fois sa mise) Silences en surface et remous par le fond. |
Eté J’ai l’un ou l’autre encore mots à tracer puis je raccroche Mon pauvre ami mon corps prends le temps qu’il te faut ne me fais pas reproche du trop peu de plaisir que je t’aurai donné quand je suivrai enfin la lente putain moche ma mort jusque dans des fourrés sweet side où l’on peut, paraît-il, faire – et à bas tarif – l’amour avec sa propre soif. |
| Ciseaux carrés [extraits]
Il s’endort le plus souvent sur le même côté. En chien de fusil, les jambes en équerre et les lèvres serrées pour empêcher que ses cris ne l’éveillent. Auprès d’une femme, c’est différent : il repose tourné vers elle de manière à rester en position de mordre si la menace se précise. De toute façon, au matin, elles ne se souviennent jamais. |
Il s’aperçoit en se regardant dans la foule qu’insidieusement il est devenu si conforme et si lisse que chacun pourrait se reconnaître en lui et proférer de sa voix les paroles unanimes. Son cœur son crâne sa peau son sexe ont en commun l’universel. Quand la solitude lui pèse, il se caresse avec altruisme. |
Il croit ce souvenir à lui parce qu’elle l’a placé de force dans l’espace de sa mémoire. Son interminable naissance fait hurler de douleur les moteurs de son ventre. Le corps écartelé, béant comme une gorge ouverte, elle réclame qu’on le soumette au supplice des ciseaux carrés, forceps lui harponnant la tête pour l’expulser vers un couloir hostile. Plus tard, elle mourra. Et de cela non plus, elle n’aura pas décidé. |
Il lui arrive encore de s’émouvoir mais avec de moindres séquelles. A la fin, il parvient à donner à son trouble une forme pyramidale aux pentes agacées culminant dans l’indifférence. Les mondes qu’il craignait tiennent leurs portes closes. Peut-être, s’il persévère, se rendra-t-il maître de leurs serrures. |
Il gèle depuis le jour où les voisins ont empoisonné la chaudière. On ne se méfie pas assez des arrière-cours de la bonté. Le sang qui coule en lui s’étrangle au moindre geste, n’irrigue déjà plus que ses jambes et le coupe de toute pensée. Demain, s’il reprend quelque force, il retiendra son souffle en guettant leur retour et fera sauter l’ascenseur. |
Il habite une rue où s’égarent des monstres. Et quand sa fenêtre est ouverte, des miasmes de marécage s’insinuent jusqu’à lui. Les efforts d’extermination entrepris par les commerçants ont fait long feu. Les monstres les mieux oculés repèrent d’où qu’elles surgissent les automobiles faucheuses. Leurs têtes ne sont plus mises à prix : elles repoussaient plus repoussantes et barbelées de crocs puissants. Depuis que les autorités ont cessé le combat, la cohabitation s’impose. Les loyers ont baissé et les gens du quartier, qui restent enfermés chez eux, ont plus de temps à consacrer à leur chère famille. |
Il a beau y réfléchir. Il n’arrive pas à isoler un événement qui permette d’expliquer son actuel rapport aux choses. Quand elles ne tombent pas tout bonnement de ses mains, elles se jettent à son visage pour le griffer ou l’humilier. Envoûtement, chuchote une voix. Sa Weltanschauung cartésienne le protège de telles interprétations. Il prend le parti de se passer des choses, en attendant des jours meilleurs, et y gagne en liberté. |
| Dés d’enfance [extraits]
Mon père, chaque soir aux alentours de 22 heures commençait à battre le rappel de nos animaux domestiques – chats, chiens, tortues et musaraigne – (le hérisson Jonas en raison du caractère strictement nocturne de ses activités bénéficiait de la permission de minuit). Si l’un d’entre eux venait à manquer, papa n’hésitait pas et passait une partie de la nuit sur le seuil puis le long des trottoirs, scandant le nom du déserteur. Bien que leur religion enseignât d’aimer son prochain, certains de nos voisins refusaient d’admettre qu’on puisse aimer les bêtes comme mon père les aimait, c’est-à-dire en cherchant à les préserver des terribles fatalités liées à leur mode de vie. Chevalier mal armé pour combattre à la fois et avec succès les boulettes de strychnine, les rumeurs de rage, les phares de voitures et les balles perdues, père avançait dans la nuit, avec pour épée sa belle voix grave et ses yeux aux aguets pour bouclier. Alors des lumières se rallumaient, des fenêtres s’entrebâillaient, et peu à peu la rue ne résonnait plus seulement des injonctions paternelles, mais de tout un chœur de noms d’oiseaux. |
Le geste est resté le même. Je l’ai photographié il n’y a pas si longtemps. La paume de la main droite ouverte, vigilante, à l’affût, à quelques centimètres entre l’épaule et la nuque de l’enfant, offerte comme pour prévenir une possible chute, l’autre main posée ici ou là avec une feinte négligence, mais tout autant prête à l’intervention qui sauve, en cas de danger. Et je m’entends lui dire : Maman, je ne vais pas tomber. Je peux m’asseoir seul. Je me tiens bien. Laisse-moi. Ou je m’entends vouloir le lui dire. Je n’en suis pas trop sûr. Le geste maternel protège des forces du mal. Et la main garde-fou, excusée d’un sourire, se retire sans s’éloigner tout à fait, en suspens, comme en hésitation entre devoir et désobéissance, – main d’Antigone, qui brave mais chérit toute créature de son sang, d’accord de se laisser emmurer vive pour la juste cause. Aller-retour. Contact imperceptible. Comme pour m’épargner une possible chute. Trop de gestes comme celui-là m’auront empêché de grandir. |
J’avais sept ans. La lune était américaine. ça bougeait, j’allais à l’école deux fois par jour. Maman faisait en sorte qu’à midi nous déjeunions tous ensemble. Papa restait à la maison. Le soir, je grimpe sur les genoux de ma sœur pour lire à quatre-z-yeux un roman de la bibliothèque verte. Je ne comprends pas tout : je la regarde, elle a de longs cheveux qui la gênent pour tourner les pages. Un homme fait des bonds sur l’écran qui scintille. Tintin au cinéma, l’instituteur, une vedette déchue qui quémande l’approbation d’un public de moutards, voudrait me forcer à apprendre à nager : je me noie. Un petit pas pour l’homme. Nous avions encore cette vieille chatte blanche qui lézardait volontiers au soleil. Cet été-là, un fox-terrier du voisinage la surprend endormie et l’éventre. Il dévore sous mes yeux la portée morbide, tumeur, qui lui enfle les flancs et l’empêche de fuir. Le meilleur ami de l’homme est forcément à son image : je ne veux pas aimer les chiens. Le nez à la vitre, l’œil rivé aux nuages jusqu’à l’aveuglement, j’attends une neige annoncée. Je suis l’unique témoin du lâcher du premier flocon. J’ai sept ans. Mon idée du bonheur est encore imprécise et je suis heureux par défaut. Noir et blanc. On a marché sur la lune. |
Mon père avait du gaz une sainte frayeur, et pour nous prévenir des dangers combustibles, il mimait l’asphyxie avec un tel brio qu’il en devenait bleu à nous ficher la trouille. Nulle fuite jamais ne troubla ces années ; nous respirions la joie bien plus que le propane. Mais c’est d’ailleurs que vint l’alerte domestique qui mettrait en péril nos jeunes existences. Nos voisins mitoyens changèrent leur tapis et toute une journée des engins électriques sucèrent tant de volts de watts et puis d’ampères que ça foutit le feu au milieu de la nuit. Ce fut à dire vrai un médiocre incendie. Si je vis des lueurs dans les yeux de maman, inédites pour moi, j’observai peu de flammes et crus le lendemain que j’avais tout rêvé. Je garde de ce drame un goût de pas assez ; rien ne se produisit de bien spectaculaire, et madame Tapon nous mit dormir chez elle, à l’aube quand tout fut à peu près maîtrisé. Papa me fit ce mot pour l’école : Mon fils n’a pas mémorisé les fleuves de Belgique car nous avons passé la nuit sur le trottoir tremblant pour peu de biens que les pompiers sauvèrent. |
Je suis né dans l’après-midi. Par ma naissance à quinze heures cinquante, je bousculai sans égard un immuable rituel de la tradition maternelle : le Café de Seize Heures. Auquel maman dut renoncer pour être engouffrée dans un taxi en trombe vers la maternité. Dès qu’elle fut délivrée et qu’on m’eut mis au sein, ce fut là son premier souhait, noir et serré comme la nuit, que je crois me souvenir avoir bu avec elle. Je suis né en juillet sous l’œil indifférent de la constellation dont le totem à reculons terrasserait mon père quelques années plus tard. C’est sous ce signe d’eau que je devais apprendre à rester en surface. |
J’ai eu une enfance pluvieuse dans une ville d’eau. Elle se reconnaîtra. C’est une ville de vieux ; on n’y naît d’ailleurs plus : il faut se transporter bien loin pour ce genre de soins. Entre le bain du soir et la douche matinale, on y prend les eaux, puis on joue prudemment à des jeux de hasard au casino voisin. Et l’on se couche content, parfois un peu gris, parfois mort. De notre cimetière, la vue est panoramique. D’où je suis, les rhumatismes vous prennent dès l’adolescence et ne vous lâchent plus. Bottes et parapluies nous vont comme aux îliens les colliers de corail. Ils complètent notre tenue aussi naturellement que s’ils étaient (et peut-être bien le sont-ils) d’inôtables excroissances. Les études hygrométriques l’ont amplement vérifié : il pleut en moyenne dans ma ville natale plus que nulle part ailleurs. N’en déplaise à Nougaro, la pluie n’y fait pas des claquettes, elle danse la bourrée, sans pouvoir s’arrêter, telle une forte paysanne ivre de bière et d’ennui. Il pleut tant et si dru que le sol saturé refuse de boire encore. Alors, l’eau se répand en larges flaques par dessus lesquelles plus personne n’a le coeur de sauter. Debout les enfants. C’est le jour, nous affirmait maman, les cheveux démêlés par les doigts du sommeil. La menteuse n’était pas crue : on ne partirait pas encore par ce temps-là à la chasse au trésor. La peine de se réveiller. Trois-quart des saisons, les nuages sont si sombres qu’on prendrait bien le peu de lumière entrevue pour un prochain crépuscule. |
Grand-père mesurait des crânes. Au grand déplaisir de ma mère dont les trop rares séjours à sa maison natale ranimaient la jeunesse, au point de nous la rendre presque adolescente à la fin de l’été, le vieillard nous poursuivait de pièce en pièce, le mètre à ruban à la main. Opa haïssait les Anglais mais jugeait les Belges et la Belgique avec plus d’indulgence grâce en particulier « au comportement amical et réfléchi de votre pauvre Léopold ». Ma mère nous racontait qu’il crut en la victoire du Reich jusqu’aux toutes dernières heures de la débâcle, et qu’il incitait les siens, quand il savait pourtant que tout était perdu, à partir creuser des tranchées pour repousser l’avancée de l’armée française. Qu’il ne soit pas question ici d’idéologie – il prétendait n’en prôner aucune, ni de gauche ni de droite. Grand-père était un scientifique de l’école allemande, rationaliste pur, jusqu’au-boutiste en tout ce qu’il entreprenait. Et son nationalisme exacerbé figurait en bonne place parmi divers dadas dont la mycologie, l’apiculture, l’encéphalométrie et l’histoire locale. J’étais rien moins qu’un bon Aryen. J’avais un léger ralentissement de croissance, des retards de parole aussi, et malgré mes efforts, la langue de Heidegger m’irritait le gosier. Opa ne m’en tint pas rigueur. Il avait dit un jour à maman qu’il me trouvait reposant, ce qui était dans sa bouche un compliment. Il me prenait sur ses genoux et me racontait ses projets pour les cent prochaines saisons. – Malheureusement, je dois encore mourir, ajoutait-il en soupirant. Il expirait vers moi comme pour m’insuffler l’esprit de la relève. Je pensais qu’il bluffait un peu et qu’il avait encore bien des années devant lui. Et c’est à tout ce temps qui soudain lui manquait que j’ai pensé très fort, le jour où pleine de larmes, muette au téléphone, maman laissa entrer la mort. |
| J’arme l’oeil [extraits]
On marche On vole parfois des mots au paysage On tournoie dans le vent On prononce pierre et on la lance On épelle fleur et on la cueille. On murmure source pour boire. On pense que c’est là la vraie vie. dans laquelle tout se réinvente Et peut-être n’est-ce même pas une pensée solide mais la voix énervée d’un rêve qui revient. |
Reprendre tes images les déplacer un peu les mélanger aussi caresser de mes mots la peau des paysages Lire sur la frontière les couleurs que tu couches le lit d’une rivière la lumière d’un ciel le baiser d’une bouche Voir l’ombre de la flamme dans tes feux d’artifice dire l’arbre hippocampe qui nage dans tes encres écrire l’impossible palimpseste de l’œil. |
L’hiver ne me vaut rien. Je palpe des fantômes. Je baisse les volets pour ne pas voir qu’il neige mais la neige me voit et me perçoit peut-être comme un frère éphémère froid, lâche et mou qui tombe aussi bas que possible d’un ciel qui l’a trahi. Il faudrait qu’on se parle que j’ouvre ma fenêtre et boive son baiser. |
Ephémère joggeur dénudé dans les dunes tu surgis on dirait que tu sors du soleil que tu t’ouvres une route sur Terre parmi nous tu t’arrêtes tu baignes dans ta transpiration et tu ne nous vois pas puis tu reprends ta course auréolé des feux de ta courte beauté la lumière t’avale et recrache ton ombre un point qui clôt la plage l’horizon te va bien. |
Les années n’y font rien Nous sommes les enfants de nos paysages de leurs heures d’ennui fertile Nous tournons lentement les pages d’un livre qui salit les doigts et rembobine les décors jamais les gestes ni les choix Nous avançons avec des moues de ciels de pluie et d’hivers pâles dans notre lecture assommante du livre qui mange nos jours. |
Il aura appris seul sans livres ni école à converser avec le monde Maintenant qu’il vole avec les ailes fragiles de ses propres certitudes la pudeur n’est plus sa compagne la nudité lui convient et la peau de son coeur respire. |
C’est un fil invisible qui me relie à toi Quand je tombe je t’entraîne Quand je tourne en rond nous nous emmêlons Et quand ma langue se délie il se dénoue et tu t’en vas. |
| Le Séismographe [extraits]
Un passant rêvait qu’il était le chemin, l’arbre son ombre, le gravier sa chaussure et le vent une âme cousue à sa taille. Il se disait satisfait du monde. Plus le miroir est beau, mieux il reflète, mieux il flatte. Et les beaux jours, parfums mémoire fleurs demain plaisir été, lui semblaient des jardins suspendus à ses yeux. Qu’il ne fermait jamais (le chemin ne dort pas). Le carrefour se prenait pour un dieu très juste, reconnaissant le bien du mal, le pour du contre, transparent chaque fois qu’un bras le traversait. Quand l’homme au carrefour demanda quel chemin devait le prolonger, il lui fut répondu que des travaux en cours l’obligeaient à mourir. |
Depuis plusieurs semaines, j’avais un peu mal au cœur et je grossissais. Mes cheveux et mes poils tombaient, remplacés par un mince duvet blond. Ma vue baissait de jour en jour et mes yeux se faisaient tout petit. Ma peau, elle, devenait très belle, tendre d’un rouge pâle appétissant. Le médecin qui me visita ne lâcha pas sa contrebasse. Il me trouva bonne mine et m’apprit que j’avais la maladie des mangeurs de pêches. Il m’expliqua en riant que je portais en moi un pêcher originel. Je lui dis n’être pas croyant ; lui non plus mais il avait un oncle abbé. Comme il fallait à tout prix me dépêcher, il me prescrivit l’eau salée et la viande de cheval. Lorsque je m’enquis de ses honoraires, il me dévisagea joyeusement, pris dans un tiroir un couteau de cuivre étincelant, me coupa une oreille et la goûta avec délices. |
J’écris des poèmes nains. Mes poèmes mélangent sous le manteau de l’ange le miel et le venin J’écris des poèmes faits main. Mes poèmes étranges troublent parfois dérangent l’ordre d’hier avec demain. J’écris des poèmes en forme d’orange et votre bouche qui les mange c’est encore moi qui la peins. |
Je comptais l’appeler « Portrait du dieu chinois qui nage d’une main et de l’autre se noie. » Maître, donnez de grâce un indice aux critiques. Votre art fulguratif figure-t-il l’abstrait ? Mon œuvre est une pieuvre tentacule acculant tes yeux qui croient la prendre aux impasses de l’encre. Vous peignez la lumière mais vous nous parlez d’ombre. Or point de feu sans flamme point d’âme sans la foi. Mon titre vous égare. Je compte l’appeler « Manchot se recoiffant devant un aquarium. » |
Je ne suis pas curieux et pourtant, j’aime les réponses. Ainsi, l’homme qui vit au quinzième de mon immeuble porte un bandeau noir sur l’œil gauche. Jamais je n’aurais cherché le pourquoi du bandeau, si justement hier il n’avait masqué l’œil droit. La question me vint à l’esprit et je la posai. « Nous prenons depuis des mois l’ascenseur ensemble. Quel mérite d’avoir si longtemps patienté pour me demander cela. Je ne veux pas vous répondre aujourd’hui. Attendez demain. » Ce matin, le bandeau noir avait repris sa place, sur l’œil gauche, et je ne me sentais pas l’envie de reposer ma question. |
J’ai connu des femmes douces comme le vent sur les blés aimables de dix à douze en de modestes meublés. Elles disaient une rose pour n’importe quelle fleur mais leurs lèvres restaient closes sur le nom de la douleur. |
Je vous parle, dit-il en connaissance de roses. Fleurir est une chose faner en est une autre . Ce qui demande à l’homme bien plus que du talent ce n’est ni naître ou vivre c’est cultiver la mort. Elle ne sollicite de faveur de personne tous les sols se ressemblent et n’engraissent que ruines. Il caresse en parlant sa barbe de vieillard sûr qu’il est d’être enfin passé maître dans l’art de n’avoir pas vécu. |