| Tout emporter : poèmes 1988-2008 [2008]

Tout emporter (Poèmes 1988-2008), photographie de couverture par Enora Baubion, préface de Liliane Wouters
Tout emporter (Poèmes 1988-2008), photographie de couverture par Enora Baubion, préface de Liliane Wouters, Bordeaux, Le Castor Astral, coll.  » Escales des lettres « , 2008, 176 pages.

Vingt ans d’écriture et dix recueils publiés, du Séismographe (1988) au Sens de la visite (2008), — mais l’on pourra désormais Tout emporter en un seul volume, publié au Castor astral : florilège auquel la livrée bleue de la collection « Escales des lettres » prête un vêtement approprié, car le bleu, le blues, est la couleur privilégiée des poèmes de Karel Logist. Il y a, dans le titre de cette anthologie, l’expression d’un rêve d’artiste (ainsi, à la veille de la guerre, Marcel Duchamp confectionna-t-il sa fameuse boîte-en-valise, musée portatif contenant les répliques miniatures de ses œuvres). Il y a aussi, d’entrée, un art poétique suggéré. L’idée qu’un poème est une « petite chose » intime, essentielle et ténue, un condensé d’univers qu’on peut emporter partout avec soi, comme un air qui vous hante et qu’on fredonne en marchant.
Léger à proportion exacte de sa gravité, Logist pratique une poésie volontiers narrative, qui excelle à épingler du réel la part de grâce fugitive, d’inconnu ou d’étrangeté : les vertiges brefs du hasard, l’ombre du chien posé sur l’évier, « un air de Parker sur une aire de parking », une passante entrevue dont l’existence nous traverse en laissant une empreinte inoubliable. Le mode mineur a sa prédilection, les charmes de la ritournelle ne lui sont pas inconnus, l’ironie est sa seconde nature — avec son revers secret d’angoisse (qui le voit « s’extraire de l’âme une dent / douloureuse d’avoir trop ri »). C’est Paul-Jean Toulet au pays de Kafka, qui se bat contre les moulins à vent de la réalité, mais non : ce sont des moulins à café… En vers libres, en prose ou en octosyllabes assonancés, la forme est toujours dégagée, le ton reste celui de la confidence murmurée mezzo voce ; et la construction du recueil — qui préfère, à l’ordre chronologique, des regroupements thématiques rapprochant les poèmes d’hier et ceux d’aujourd’hui — met en évidence un sens du phrasé, une science agile du mètre tour à tour fluide et brisé, un art de la modulation du thème où il nous semble que l’amour du jazz a sa part. Il est en effet frappant que les quelques poèmes titrés du recueil le soient toujours en référence à des morceaux de jazz — lesquels ne semblent pas avoir été choisis au hasard. Un blues en mineur de Sonny Rollins (Decision), les fêlures de Bud Powell (Un poco loco), les dissonances calculées de Thelonious Monk (Round About Midnight), la mélancolie bleue, si douce et si planante, de Miles Davis (So What), les mélodies acidulées d’Ornette Coleman (Tears Inside, Turnaround), tout cela s’entend ici en sourdine.
Et comme le jazzman qui s’élance sans filet au moment du solo, il y a chez le rêveur inquiet qu’est Logist quelque chose du funambule en équilibre instable sur la corde du temps présent, aux prises avec cette fatale cohabitation du meilleur et du pire, du grave et de l’anodin, qui fait la trame de l’ordinaire. Entre les vestiges de l’enfance et les signes du quotidien, la solitude urbaine et la difficulté d’aimer, l’homo logistus est ce voyageur en porte-à-faux, ce passant du transitoire qui évite « d’employer la première personne du masque singulier pour parler de [ses] différences », et s’étonne de ne jamais se retrouver tout à fait identique à lui-même, comme jouet d’une scission de l’être survenue à son insu : « Entre deux saisons qui finissent / et qui m’ont tenu loin de moi », « On chasse l’impression de s’être / comme par distraction / coupé au fil de journées invisibles ». Thierry Horguelin, Indications, n°376, février 2009.