| Ciseaux carrés [extraits]


Il s’endort le plus souvent sur le même côté. En chien de fusil, les jambes en équerre et les lèvres serrées pour empêcher que ses cris ne l’éveillent. Auprès d’une femme, c’est différent : il repose tourné vers elle de manière à rester en position de mordre si la menace se précise. De toute façon, au matin, elles ne se souviennent jamais.

Il s’aperçoit en se regardant dans la foule qu’insidieusement il est devenu si conforme et si lisse que chacun pourrait se reconnaître en lui et proférer de sa voix les paroles unanimes. Son cœur son crâne sa peau son sexe ont en commun l’universel. Quand la solitude lui pèse, il se caresse avec altruisme.

Il croit ce souvenir à lui parce qu’elle l’a placé de force dans l’espace de sa mémoire. Son interminable naissance fait hurler de douleur les moteurs de son ventre. Le corps écartelé, béant comme une gorge ouverte, elle réclame qu’on le soumette au supplice des ciseaux carrés, forceps lui harponnant la tête pour l’expulser vers un couloir hostile. Plus tard, elle mourra. Et de cela non plus, elle n’aura pas décidé.

Il lui arrive encore de s’émouvoir mais avec de moindres séquelles. A la fin, il parvient à donner à son trouble une forme pyramidale aux pentes agacées culminant dans l’indifférence. Les mondes qu’il craignait tiennent leurs portes closes. Peut-être, s’il persévère, se rendra-t-il maître de leurs serrures.

Il gèle depuis le jour où les voisins ont empoisonné la chaudière. On ne se méfie pas assez des arrière-cours de la bonté. Le sang qui coule en lui s’étrangle au moindre geste, n’irrigue déjà plus que ses jambes et le coupe de toute pensée. Demain, s’il reprend quelque force, il retiendra son souffle en guettant leur retour et fera sauter l’ascenseur.

Il habite une rue où s’égarent des monstres. Et quand sa fenêtre est ouverte, des miasmes de marécage s’insinuent jusqu’à lui. Les efforts d’extermination entrepris par les commerçants ont fait long feu. Les monstres les mieux oculés repèrent d’où qu’elles surgissent les automobiles faucheuses. Leurs têtes ne sont plus mises à prix : elles repoussaient plus repoussantes et barbelées de crocs puissants. Depuis que les autorités ont cessé le combat, la cohabitation s’impose. Les loyers ont baissé et les gens du quartier, qui restent enfermés chez eux, ont plus de temps à consacrer à leur chère famille.
 

Il a beau y réfléchir. Il n’arrive pas à isoler un événement qui permette d’expliquer son actuel rapport aux choses. Quand elles ne tombent pas tout bonnement de ses mains, elles se jettent à son visage pour le griffer ou l’humilier. Envoûtement, chuchote une voix. Sa Weltanschauung cartésienne le protège de telles interprétations. Il prend le parti de se passer des choses, en attendant des jours meilleurs, et y gagne en liberté.

	
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