| Mademoiselle Grand et Monsieur Belle [extraits]

d’un chapeau de paille

Quand on demande à Monsieur Belle
comment et où il va,
invariablement
il répond
« vers l’été. »
Pour mieux appuyer ses dires,
il se coiffe d’un chapeau de paille.
Il y emprisonnera dès juillet le soleil,
(si l’occasion s’en présente,)
et, affirme-t-il haut et fort,
ne le libérera
qu’en échange d’une forte rançon.

des vieillards

Malgré tout ce qu’on peut lire dans les manuels de savoir-vivre, Mademoiselle Grand défend le point de vue qu’il n’est pas toujours possible de respecter les vieillards. Bien sûr, c’est ce vers quoi il faudrait tendre, admet-elle volontiers. Et en particulier en avançant en âge. Car il est rare bien sûr qu’on reste complètement indifférent au sort de la vieillesse, ne fût-ce qu’à la sienne propre. Cependant elle ne saurait trop conseiller aux jeunes gens prometteurs de se tenir à l’écart de tous ceux qui arborent canne, lunettes à double foyer ou tempes blanches. Car ces gens-là, prévient Mademoiselle Grand, sont hautement contagieux et, si vous n’y prenez garde, par leur conversation, leurs manies et leurs peurs, auraient tôt fait, sans le moindre espoir de rémission, de vous faire vieillir avant l’heure.
de la magie

Mlle Grand, en ce temps-là, ne possédait rien du tout
pas même le poids de ses paupières
ni l’éclat de ses souvenirs
et c’est peut-être ça qui rendait
si léger son regard
Elle ne possédait rien
pas un abécédaire
pas même un livre de magie
Et si quelqu’un parlait de purger une fontaine
ou du temps ou d’une rumeur
elle écoutait à peine
puis se vidait du peu qu’on venait de verser en elle
Quelques photos de grands-parents
venus visiter son sommeil
prenaient la poussière au soleil
d’une cheminée désaffectée
elle ne se souvenait pas d’eux.
Ni propriété ni fortune
ni famille, ni patrie non plus
Les animaux parfois lui rendaient ses caresses
et ça la rendait belle et payait le loyer.
des Trapulp

Dans le Grand Atlas des Peuples, Mlle Grand lit que chez les Trapulp, la natalité a repris de plus belle depuis l’arrivée sur le marché de la mode des bébés jetables. La formule en est simple : quand le désir de maternité devient irrépressible chez une Trapulpe, c’est son mari qui se rend illico à la halle aux marmots et fait l’emplette d’un bébé. Car c’est entièrement l’affaire de l’homme de faire ce choix important : comment sinon revendiquerait-il sa paternité ? Si, endéans les deux ans, la progéniture devait ne pas tenir ses promesses, on la rapporte au fabricant, qui l’élève lui-même, la recycle ou s’en débarrasse dieu sait comment. C’est d’ailleurs son problème et pas celui du consommateur.
La corvée de l’acte sexuel n’en est pas pour autant tout à fait supprimée dans la tribu, pas plus que la polygamie, car le mâle trapulp reste attaché à ses prérogatives ainsi qu’à ses traditions ancestrales.
Ainsi les Trapulp font-ils souvent l’amour mais ne se perpétuent qu’environ une fois l’an, par adoption et jamais à date fixe.
Quand les dents leur font mal, c’est le jour des bébés.

du sourire à l’enfant

À qui sourions-nous, se demande Mademoiselle Grand,
quand nous sourions à un petit enfant ?
À nos propres enfants ?
À notre propre enfance ?
Aux années prépubères,
aux années d’insouciance et de pur étonnement ?
Lui sourions-nous vraiment avec sincérité ?
Nous sourions-nous ?
Peut-être sourit-on bien au-delà de lui,
à un fantôme de soi-même
dont ce petit enfant se serait fait,
juste pour nous émouvoir,
un masque saisissant de ressemblance…
Quel enfant flotte alors à la surface de nos sourires ?

de la poésie

« L’avenir appartient aux indécis »
assène M. Belle, sentencieusement.
« Et la poésie à tous ceux qui savent se taire et écouter pousser les poils dans leurs oreilles. », renchérit Mlle Grand, en son for intérieur.
d’une promesse
Avec l’amant de l’œil, Mademoiselle Grand peint des orages.
Avec l’arpenteur de nuages, elle cherche son chemin
sur la terre comme dans le ciel
Ensemble, ils ont des yeux, dit-elle,
plus grands que leurs voyages.
Ces deux-là savent prendre le temps
de tutoyer les anges
Ils notent les nuages,
en décrivent les formes
mesurent leur vitesse
les baguent quelquefois (si le vent le permet)
Quand finit la saison, quand finit leur mission,
Mademoiselle Grand ne laisse partir ses deux amis
avec la promesse de se revoir
quand nous serons très vieux et nos sens apaisés –
autour d’une tasse de buée.
des poèmes d’amour

Un jour
je t’écrirai,
murmure Mademoiselle Grand
dans une oreille amie
murmure Mademoiselle Grand
avec ce fin sourire qui ne s’use jamais
Un jour
je t’écrirai des poèmes d’amour.
Je t’écrirai,
un jour
quelques poèmes d’amour
(puisque tu y tiens tant)
Des poèmes d’amour
si clairs et si profonds
qu’on peut se voir dedans
ou même s’y noyer
Un jour je t’écrirai des poèmes d’amour
liquides et limpides
dans lesquels tu seras
et que tu pourras lire
que tu pourras relire
à ton aise et comblé
quand je n’y serai plus.