| 374 marches [extraits]

Chaque escalier de Liège a son double quelque part. Jacques Izoard

Tu te sens à l’abri de la mort quand tu marches
quand tu gravis les trois cents septante quatre marches
qui te mènent
de la rue Hors-Château à la rue du Péri
le cœur bien accroché dans cette certitude
que tu vas jusqu’au bout de ce que tu connais
Et marcher te va bien
et tu fais lentement
l’inventaire des possibles
et des bonheurs plausibles
dont tu as tant besoin
Tu gravis les degrés un à un
Tu t’appliques
Tu ne t’essouffles pas bien vite
Tu es content
Ta course est un peu vaine
Comme l’est cette escalade
et comme l’est souvent ton quotidien
parfois vide de sens
mais l’étranger qui marche en toi te tient la main
t’encourage à poursuivre
Certains soirs quand tes rêves sont ivres
il leur arrive d’enfoncer des portes ouvertes
Alors ils te forcent à sortir de toi
à quitter le lit de tes livres
à entrer tout entier
dans la mémoire de tes paysages secrets
Ces nuits-là tu te relèves
tu te vêts tu t’élèves
tu prends tes jambes à ton cul
et tu prends d’assaut l’imposante
Montagne dite de Bueren
« chère au cœur des Liégeois »
disent les prospectus
Les touristes parfois à propos de ce lieu
ont d’étranges attentes
et parlent d’aller voir l’escalier de Buren
Bien sûr – et c’est le lot de l’approximation –
ils repartent déçus de n’y avoir trouvé
les bandes noires et blanches aux mêmes intervalles
caractéristiques du travail de l’artiste français

[…]s
Montagne de Bueren, un matin de septembre
tu te souviens d’avoir été ce lent grimpeur
combien de fois déjà dans l’ombre ou la lumière
seul ou accompagné du fantôme
d’un poète qui boite
et te parle de Liège en rêve et en ivresse
Mis bout à bout tous les escaliers de Liège
conduiraient à la lune ou au centre de la terre
L’entrée des escaliers souterrains se trouve
au pied des remparts d’Hocheporte
Porte secrète dissimulée sous les fleurs
Il est encore là et te parle à l’oreille
de sa voix précise, sinueuse et insinuante
interrogeant ta vie et ses envies muettes
cette vie aujourd’hui à l’image de quoi ?
de quel piètre gâchis ?
Tu t’es trompé Tu as trompé
Tu t’es trahi Tu as trahi
Tu as plongé et nagé en eaux troubles
Tu as élevé le mensonge en principe vital
et tu es encore là
Tu as abandonné On t’a abandonné
Tout le monde te manque
Où dorment tes amis ?
Tu ne peux même pas rêver que tu arrives
en sueur et content
et que quelqu’un t’accueille bras et visage ouverts
une femme
un enfant
un ami
ou un chien
Tu vas seul
c’est ton choix
Montagne de Bueren avec ses habitants
que l’on ne voit jamais apparaître à leurs portes
dont tu aimes sourire en les imaginant
à bout de souffle et traînant des cabas biscornus
Pourtant il n’y a jamais personne sur les seuils
Ces maisons seraient-elles toutes inhabitées
parmi leurs beaux jardins ?
Parfois tu te surprends à penser que toi aussi
un jour tu rêveras à nouveau de jardins
Tu gravis gravement
L’ascension est un lieu cher à l’alexandrin
le rythme de ta marche
dit qu’il sait où il va
Le soleil est certain de son itinéraire
Et tes mots le disent en chœur
Que le cœur de la ville batte !
N’empêche que tous les dimanches
si le pouls de Liège s’entend
c’est dans les veines de la Batte

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