| Le sens de la visite [extraits]


C’est chaque fois plus dur
plus acéré plus noir
ça court de jour en jour
à rebours de l’espoir
ça vous écrase un homme
ça grince, ça patine
ça racle, ça cramponne
moi je reste à ma place
je tiens bon, je m’agrippe
je m’accroche, je grimace
je plaide, je ploie, je pleure
je tiens le coup, je mords
sur ma chique je m’applique
à voir plus loin plus clair
à la vie à la mort
je pourrais lâcher pied
reprendre le collier
mais je n’ai pas la force
de faire demi-tour
Tu veux qu’on échange, tu veux ?
Tu veux ? Tu la veux ? Viens la prendre
ma place au soleil comme tu dis
Tu veux ma place ? Prends la toute
mais balaye mes traces
lâches et lasses parts d’ombre
sur les vitres du jour.

Il était blond mais italien
Il portait une chemise vert-pomme
Il portait beau
Nous lui faisions
bonne impression
(il se targuait de bien connaître les hommes
les femmes mieux encore (clin d’œil à mon endroit))
mais ne voulait pas se vanter de ses faveurs
Il avait beaucoup voyagé et vers le Nord
en français dans le texte – beaucoup roulé sa bosse
en Allemagne, il avait appris l’Allemande
en France, la Française, en Flandre la Flamande
et puis à l’autre bout du monde un peu aussi
Seul le pays des kangourous l’avait déçu
Nulle part, il n’avait douté de son pays
ni de l’aimer ni de le faire aimer à tous.
Il posait les questions mais aussi les réponses
Etions-nous à Rome pour la première fois ?
Y avions-nous des amis ?
Avons-nous observé comme le Capitole
est mal famé la nuit ?
Ai-je aussi remarqué comme les filles sont jolies
les terrasses fleuries ?
Il y avait ces jours-là des cas de varicelle,
soyons prudents : ne serrons pas de mains
et n’offrons pas nos lèvres
Notre guide parlait plus vite que le vent
et nous perdions la route et le sens de ses mots
à l’assaut des églises et des temples antiques
le bavard nous soûlait cependant que la Ville
rayonnait alentour
en se moquant sous cape de la situation.

Tes amis prennent de tes nouvelles
de ta santé, de tes poèmes
tu leur en donnes d’imaginaires
tu leur en donnes de tes doubles
de tes louves et de tes loups
fourbies dans les ténèbres épaisses
de ta farouche solitude.
Non, tu ne vas pas bien
qu’on se le dise, mais tout bas :
ta vie, à reculons, montre ses vrais visages
: trahisons, rebuffades et dentelles souillées.

Aujourd’hui j’ai sauvé la vie d’un escargot, sans raison, sans calcul, pour le simple plaisir de sauver une vie. Il n’était pas question de rivalité entre nous. Ce n’était pas lui ou moi : il était bel et bien le seul en danger. Lui, au milieu du trottoir, fragile et sur le point d’être écrasé sous la première semelle venue. Moi, au milieu de ma vie, fort, large et gorgé de tous les espoirs. Lui, tombé d’un arbre et venant tout juste de se chier dessus.
J’ai pris l’escargot dans ma main. Je lui ai soufflé au visage des paroles d’encouragement, puis je l’ai posé doucement, lentement, jusqu’à ce qu’il y adhère parfaitement, sur la branche du sorbier qu’il venait de quitter.
Aujourd’hui, j’ai pesé une vie d’escargot.


Est-il une façon de sortir de ceci,
d’ouvrir le feu sans se brûler la peau,
sans manger sa parole ou se mordre la langue,
de sortir de la nuit les pieds légers
tout sourire en haussant bellement les épaules.
(Vivre les nerfs à vif, cela ne nous vaut rien)
Est-il une façon de sortir de ceci ?
La connais-tu la manière élégante
d’ouvrir le bal sans desservir la danse,
de dire « tout est loin » et d’aller à la ligne
de se tenir à bonne distance l’un de l’autre
de dire « tout est loin » sans changer de trottoir
et questionner encore comme chaque matin
le regard du marchand d’automne
« Quoi de neuf sur le front des rêves ? »

Nous ne parlons jamais au passé
nous passons
Parfois nous nous taisons et pendant nos silences
des souvenirs s’écrivent
Je t’offre des fleurs sans épines
du poisson sans arêtes
des olives sans noyau.
Tu caresses le général
J’embrasse le particulier
tu vis trop vite
je parle trop fort
nous nous aimons
Nous ne parlons jamais de passion
nous passons
du temps dans les bras l’un de l’autre à ne rien faire
que caresses et sourires
et penser à des livres qu’on aimerait relire
mais dont le titre est oublié
Le catalogue automne-hiver
obsolète au printemps prochain
est posé là
entre nous deux
Il dit en petits caractères
ce que nous ne savons pas encore
qu’au magasin de vivre ensemble
même s’il n’a jamais servi
aucun article ne s’échange
Nous ne parlions jamais du passé
nous passions.


Je suis fleur bleue en amitié.
Ça va te paraître suspect
à toi qui crains les sentiments
les plans pas clairs ou les embrouilles
Moi qui suis carré en amour
comme une montre de plongée
j’aime nos rendez-vous complices
et nos sourires entendus
nos confidences au masculin
sur la portée de nos espoirs
la mesure de nos ambitions
l’envergure de nos projets
et la taille de nos pénis
(aucun danger je te le jure
à toi qui hais les quiproquos
tu n’as pas à serrer les fesses
tu ne dois pas serrer les poings
je n’ai pas ta photo sur moi
et ton poil ne me trouble pas
J’aime ta bouche pour ses mots
j’aime tes yeux pour leur regard
et j’aime les raisons qui nous mettent
à bonne distance du chaos –
J’aime savoir quand tu vas bien
j’aime savoir quand tu es mal
Par-dessus tout j’aime avec toi
être fleur bleue en amitié